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Portrait du libraire Islem Salmi

Portrait réalisé le 27/05/2024

Portrait d'Islem - Librairie des Marais

À la Librairie des Marais à Villefranche-sur-Saône, les libraires Bertrand, Marie et Islem ont une vision commune : “un livre est une fenêtre ouverte sur le monde”. Pour Islem, cette conviction prend une dimension particulière lorsqu'elle franchit les portes de la maison d'arrêt pour hommes de Villefranche-sur-Saône.

Chaque semaine, elle y anime des ateliers de lecture et d'écriture pour les détenus, créant des espaces où les barrières s’estompent et où l'imagination ouvre de nouvelles voies. Cette expérience donne aussi à son métier un sens renouvelé. Les libraires, pour elle, sont des "passeurs et passeuses de livres" qui rapprochent les gens en leur offrant de nouvelles perspectives par le biais de la littérature.

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Librairie des Marais

location_on 92 rue de la république - 69400 Villefranche-sur-Saône

phone 04 74 07 85 73

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Rencontre avec Islem Salmi

Au sommaire

  1. La Librairie des Marais : un lieu de littérature et de convivialité
  2. Les Ateliers en milieu carcéral :  une aventure littéraire et humaine
  3. Créativité en prison : l'impact des ateliers sur les détenus
  4. Libraire et facilitatrice : l’expérience en maison d’arrêt

Découvrez une sélection de livres spécialement conçue par la Librairie des Marais sur le thème de la vie en prison, ainsi que sur les thèmes abordés avec les détenus, comme la filiation, sur le site Chez mon libraire.

La Librairie des Marais : un lieu de littérature et de convivialité

La Librairie des Marais a beaucoup bougé depuis ses débuts ?

Oui ! La Librairie des Marais a été fondée en 2010 par Mohammed Biskri, puis reprise par Bertrand Lamure en 2016. À ses débuts, elle était située Place des Marais, d'où elle tire son nom. En 2013, elle a déménagé rue de la République, d’abord au 132 et depuis 6 mois au 92, l’emplacement idéal !

Nous avons accordé plus d'espace au rayon jeunesse, avec une jolie roulotte très appréciée par les enfants. Un coin BD / mangas avec une plus grande sélection. Nous disposons également d'un coin café, permettant à notre clientèle de savourer un thé ou un café tout en bouquinant confortablement installé·e. Nous voulions créer avec ce nouveau lieu une atmosphère chaleureuse et accueillante, où chacun·e puisse se sentir à l'aise, grâce à nos espaces conviviaux, nos choix et recommandations littéraires.

Diaporama Paroles de libraires : la librairie des Marais © Chez mon libraire

Bertrand Lamure, Marie Meloni et moi-même, Islem Salmi, formons l'équipe de la librairie des Marais (voir la dernière image du diaporama ci-dessus). Bertrand gère les sections littérature, art, humanités et poésie. Marie a en charge la BD / mangas, la littérature ados, tandis que je suis responsable du rayon jeunesse. Nous sommes une librairie généraliste : bien que chacun·e ait ses spécialisations, nous gardons une vision d'ensemble de nos collections afin de conseiller au mieux nos client·es, quelle que soit leur demande.

Votre librairie est donc un lieu de vie… Proposez-vous des animations en ce sens ?

Absolument ! Nous sommes ravi·es de proposer régulièrement des rencontres avec des écrivain·es. Nous attachons une grande importance à soutenir les premiers romans, qui ont besoin du soutien des libraires pour exister, tout en accueillant également des auteur·rices de renom tel·les que Lydie Salvayre, Irène Frain, Brigitte Giraud, Jean-Baptiste Andrea, Rachid Benzine et Cécile Coulon…

De plus, nous organisons des ateliers pour les enfants et les adultes. Cette année, dans le cadre de la semaine japonaise, nous avons mis en place des ateliers explorant l'univers japonais, dont vous pouvez découvrir des images sur notre compte Instagram : pour les enfants, nous avons organisé un atelier de haïku, ces poèmes japonais concis ; pour les adultes, nous avons animé des ateliers de calligraphie et d'ikebana, un art japonais traditionnel basé sur l'art de la composition florale. Ces expériences sont à chaque fois très enrichissantes, autant pour les participant·es que pour nous-même !

Nous proposons également des sessions de lecture animées par Mary (les “Story time by Mary”), une personne irlandaise pleine d'entrain qui lit des histoires en anglais aux enfants. En collaboration avec le magazine Graou, nous avons aussi organisé des ateliers créatifs pour les plus jeunes, dont un consacré à la fabrication de trompettes artisanales, ce qui nous a tous beaucoup amusé·es !

De plus, chaque mardi à 12 h 45, nous intervenons en direct sur Radio Calade dans le cadre de notre chronique "Le Choix du libraire", où nous partageons nos dernières recommandations littéraires.

Et puis, de mon côté, je participe aussi à des ateliers en milieu carcéral.

Des Ateliers en milieu carcéral ? Comment cela a-t-il débuté ?

La Librairie des Marais a été invitée à animer des ateliers dans la maison d'arrêt pour hommes de Villefranche-sur-Saône dans le cadre du tout premier "Prix Goncourt des détenus", organisé par l'Académie Goncourt en 2022. Lorsque l'ancienne directrice du Service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP) de Villefranche nous a contacté·es pour coordonner cet atelier, j’ai su que ce serait une expérience unique. Avec le soutien de Bertrand, j'ai accepté d'animer les ateliers pour préparer les détenus à cet événement.

Photographie de la Maison d'arrêt de Villefranche

Photographie de la Maison d'arrêt de Villefranche

En tant que membres du jury de ce tout nouveau prix, les détenus ont débattu des livres susceptibles de remporter le prix, non seulement durant nos ateliers, mais aussi lors de rencontres avec d'autres maisons d'arrêt régionales. Puis, il y a eu cette rencontre avec Sarah Jollien-Fardel, qui ne savait pas encore qu'elle gagnerait le prix pour son roman "Sa préférée". Cet événement que j'ai animé s'est tenu dans le gymnase de la maison d'arrêt, rassemblant l'autrice, les détenus et des membres de l’administration pénitentiaire. C'était un moment incroyablement touchant et chargé de sens !

Par la suite, la maison d’arrêt a souhaité continuer ces ateliers. Et j’ai accepté ! Le centre pénitentiaire sollicite également la librairie pour des commandes de livres destinées à leur bibliothèque. Parfois, la responsable de la culture au SPIP nous demande de sélectionner des ouvrages susceptibles d'intéresser les détenus, en tenant compte de leurs besoins.

Les Ateliers en milieu carcéral : une aventure littéraire et humaine

En quoi consistent maintenant ces ateliers ?

En ce moment, chaque jeudi, j'anime seule des ateliers de 3 heures à la maison d'arrêt, centrés sur la lecture et l'écriture. Les détenus s'y inscrivent via le pôle culture de l'établissement, et à chaque session, au moins six participants sont présents.

Les ateliers se tiennent régulièrement au B3, aussi connu sous le nom de "Module de respect." J’interviens aussi au “Socio”, un autre lieu de la maison d’arrêt. Cela permet aux détenus qui ne sont pas au B3 de pouvoir s’inscrire à d’autres ateliers de lecture et d’écriture avec moi.

Carnet d'Islem et livres utiliser durant les ateliersavec les détenus

Carnet d'Islem pour préparer les ateliers, et quelques livres utilisés durant les ateliers avec les détenus © Chez mon libraire 

Lors de ces rencontres, nous lisons souvent à voix haute et nous nous engageons dans des activités d'écriture, comme rédiger la suite d'histoires ou composer des poèmes. Certains préfèrent travailler en groupe, tandis que d'autres choisissent de progresser individuellement.

Ces ateliers ont pour objectif d'aider les détenus à se réinsérer en les encourageant à lire et en leur montrant que la littérature peut être une source de réconfort et d'inspiration. En tant que libraires, notre but à long terme est aussi de leur offrir un soutien durable, même après leur libération. Nous espérons les voir franchir les portes de la librairie lorsqu'ils retrouveront la liberté. Et c’est déjà le cas pour certains d’entre eux !

Préparer des ateliers pour des détenus doit demander une organisation particulière. Quelle approche avez-vous ?

Quand je prépare mes ateliers de lecture et d'écriture pour les détenus, je commence par choisir un thème qui ait du sens pour eux. J'essaie de m'appuyer sur l'actualité ou de trouver des sujets qui reflètent leurs préoccupations, des thèmes qui résonnent avec eux, comme la filiation, la poésie ou les grandes figures engagées…

Par exemple, nous avons travaillé avec la collection "Ceux qui ont dit non" dirigée par Murielle Szac chez Actes Sud Jeunesse, qui présente des personnalités qui ont refusé de se plier à l'injustice. À partir de ces lectures, les détenus étaient invités à partager ce à quoi ils souhaiteraient dire "non" à leur tour : au jugement, au racisme, à la guerre, à la violence… et non à la fin de l’atelier (rires) ! Ces discussions sont toujours passionnantes. Et actuellement, nous explorons le thème de la Grâce, un clin d'œil au Printemps des poètes de cette année. Les détenus montrent une sensibilité particulière à la poésie ; des textes magnifiques ont été produits !

Présentation de livres utilisés durant les ateliers par Islem avec les détenus

Quelques livres proposés par Islem aux détenus durant les ateliers © Chez mon libraire

Chaque groupe de détenus est unique, et les dynamiques peuvent varier d'un atelier à l'autre, aussi je ne les prépare pas à la lettre. Je m'adapte à leurs besoins, à leur maîtrise du français, et à leur aisance avec la lecture, et leurs intérêts… Ils sont tous différents ! Certains détenus sont très érudits, tandis que d'autres ont des difficultés avec la lecture et l'écriture. Dans ces cas-là, je mise davantage sur l'oralité, et cela fonctionne très bien. Le but est de rester flexible pour favoriser la participation active de chacun.

Créativité en prison : l'impact des ateliers sur les détenus

Y a-t-il des impacts visibles de ces ateliers sur les détenus ? Avez-vous vécu des moments qui vous ont particulièrement marquée ?

À l'issue des séances, les participants repartent souvent avec le sentiment d'avoir vécu une expérience positive, ils sont fiers de leurs créations. Beaucoup veulent revenir et proposent d’eux-mêmes des sujets de discussion. Ils n'hésitent pas à partager des livres qu'ils connaissent et à apporter des réflexions qui enrichissent nos échanges. Ces ateliers contribuent à créer une jolie cohésion de groupe ! Je reçois régulièrement des remerciements pour leur avoir permis de s'évader quelques instants. Bien sûr, ces rencontres ont grandement encouragé les détenus à lire davantage. L'un d'entre eux a même exprimé le souhait d'apprendre à lire et à écrire après avoir participé !

De nombreux moments m’ont marquée. Je me souviens par exemple de la première fois que je suis entrée dans la maison d'arrêt : j'étais terrorisée. La peur de l'inconnu est puissante, et on a souvent des idées préconçues sur le milieu carcéral.

Il y a eu des défis aussi. J'ai rencontré des détenus qui ne s'entendaient pas, et un autre qui a complètement rejeté mon choix de livre, exprimant sa douleur avec force. C'était un moment intense et impressionnant. Malgré ces difficultés, le respect a toujours prévalu, et nous avons réussi à dialoguer. Certains détenus se confient même à moi.

Et puis, l'année dernière, nous avons travaillé sur le thème de la filiation, explorant les liens avec la mère, le père et les enfants. Rachid Benzine, qui intervient fréquemment en maisons d'arrêt, et qui a écrit un livre magnifique sur ce thème, m’a apporté un soutien précieux durant ces ateliers. Ce fut un cycle particulièrement intense sur le plan émotionnel. Lors du premier atelier consacré à la relation avec la mère, un détenu a été submergé par l'émotion et a pleuré pendant les trois heures de la séance… 

Je me souviens aussi d'une remarque faite par la psychologue d'un des participants, qui m'a dit : "Si cette personne arrive à parler de sa mère pendant tes ateliers, ce serait extraordinaire." J'ai alors pensé : "Mais je ne suis pas psy !" Pourtant, ce détenu a écrit un texte entier sur sa mère, révélant des émotions qu'il gardait enfouies. C'est incroyable de voir comment la littérature, les livres, peuvent permettre de libérer ce que l’on cache parfois au plus profond de soi.

Stories retour en images d'un atelier avec les détenus sur la filiation en 2023

Retour en images des ateliers sur la filiation avec les détenus (stories extraites du compte Instagram de la Librairie des Marais)

Un autre moment m'a profondément touchée : lorsque j'ai vu une amitié — ou tout du moins une entente — naître entre un Sunnite et un Chiite*, malgré les tensions entre eux. Nous travaillions toujours sur les textes de Rachid Benzine, mais l'exercice consistait cette fois à lire un passage et à écrire la suite, en laissant libre cours à son imagination. Certains détenus ont alors choisi d’écrire de la poésie. À ce moment-là, la personne sunnite a commencé à chercher des rimes, et l’homme chiite lui a suggéré d'utiliser un autre mot pour que ça sonne mieux. J'ai quitté la salle pour les observer discrètement. Je les ai vus travailler ensemble, échanger des idées. Je me suis dit : “C’est ça le pouvoir de la poésie ! Ça réunit !” Voir ces deux hommes créer des liens a été tout simplement magnifique.

De manière générale, il y a souvent des moments de rires et parfois de larmes. C'est intense, et le groupe écrit toujours avec une grande sincérité. C’est une belle aventure humaine !

Le sunnisme et le chiisme sont les deux principales branches de l'islam, chacune avec ses propres croyances, pratiques et traditions.

Libraire et facilitatrice : l’expérience en maison d’arrêt

Quand on vit ce genre de moments, on doit forcément en ressortir transformée ?

Cette expérience m’a donné encore plus l’amour du métier de libraire ! Notre rôle fait sens et il est indispensable ! Lorsqu'on entre dans une maison d'arrêt, on en ressort changé. C'est un univers totalement à part, une expérience à mille lieues de ce que je vis habituellement en librairie, tout simplement parce que le public est différent. Nos échanges ne sont pas les mêmes. Et je suis fière de pouvoir partager l'univers de la littérature avec ces personnes.

Sur le plan personnel, cette expérience m'a beaucoup appris : l'humilité, l'ouverture à l'autre, l'écoute, le non-jugement, l'empathie, la richesse de la diversité. Et bien plus encore !

Cela m’a rappelé que “la littérature est une fenêtre ouverte sur le monde”, offrant des perspectives nouvelles et des occasions de se connecter à autrui et à soi-même. La littérature permet de faire sortir des choses en nous. Travailler avec des détenus a enrichi ma pratique du métier de libraire et renforcé ma conviction que les livres peuvent avoir un impact significatif sur la vie des gens.

Alors, à tous et toutes les libraires qui envisagent de se lancer dans des ateliers en milieu carcéral, mon conseil est simple : n'hésitez pas ! C'est une expérience incroyable qui donne un vrai sentiment d'utilité. On se sent vivant ! Vous allez apprendre énormément, sur les autres et sur vous-même. Allez-y sans hésiter ! Vous serez surpris·e de tout ce que vous pourrez apporter aux détenu·es et de tout ce que vous recevrez en retour.

Ressources libraires : s'engager dans des initiatives en milieu carcéral

Pour ceux et celles qui souhaitent approfondir ce type d’initiatives ou en développer, deux organismes en France offrent un soutien précieux. Le premier, Lire pour en sortir, est la seule association nationale dédiée à l'insertion par la lecture des personnes détenues. Le second, Lecture - Justice, vise à promouvoir les livres et la lecture parmi les personnes sous main de justice. Cette initiative est le résultat d'une démarche collective impliquant des institutions représentatives, des expert·es du secteur du livre et de la lecture, ainsi que des professionnel·les du domaine judiciaire.


Portrait publié le 27/05/2024