Portrait réalisé le 29/08/2023
Expérience est la plus ancienne librairie « spé BD » de Lyon. Forte de ses 50 ans en 2023, elle a en a vu couler de l’eau (et de l’encre !) sous les ponts de la Saône et du Rhône, au milieu desquels elle se trouve place Antonin Poncet. Car comme le dit si bien Jonathan, “Dans le monde de la BD, il n'y a pas eu des milliards de révolutions. En 50 ans, Expérience a donc vécu toutes les révolutions de la BD !” Et ça ce n'est pas rien.
Descendons les quelques marches et entrons dans l’antre au plafond recouvert de dessins et de mots des auteur·rices de BD qui depuis 30 ans sont passé·es par Expérience, autant dire la chapelle Sixtine de la BD !
Discussion croisée avec trois des quatre associé·es de la librairie Expérience, Camille, Jean-Louis et Jonathan, pour évoquer avec elle·eux cette histoire extraordinaire qui commence un jour avec Adrienne et ne s’est jamais arrêtée depuis. Le fonds de BD, la sérigraphie, l’anniversaire des 50 ans… C’est parti !
Sur la photo de gauche à droite : Jean-Louis, Colin, Camille et Jonathan.
Lire la suitelocation_on 5 place Antonin Poncet - 69002 Lyon
phone 04 72 41 84 14
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Adrienne, fondatrice la librairie Expérience à Lyon en 1973 © Expérience
La librairie a été créée en 1973 par Adrienne Krikorian. Cette femme passionnée de BD a réalisé le rêve un peu fou de monter une librairie dédiée à la BD. C’était un tout petit magasin en plein centre de Lyon, vers la rue Mercière. À l'époque, la production de BD n’était pas suffisante pour le remplir, alors on y trouvait aussi pas mal de science-fiction, romans ésotériques, polars… Elle a invité énormément de jeunes auteurs et autrices de BD de l'époque, qui sont devenu·es des grandes stars de la BD.
En 1990, le magasin a ouvert un deuxième lieu, place Antonin Poncet, là où nous sommes actuellement. Jean-Louis s’en est occupé tout de suite, accueillant une nouvelle génération de lecteurs et lectrices et un nouveau souffle avec la BD indépendante. Malgré tout, la production n’était encore pas suffisante pour remplir l'intégralité de ce magasin, qui a donc accueilli un disquaire pendant quatre ou cinq ans. Dans l'alcôve, il y a même eu un studio d'enregistrement radio de Couleur 3, une radio suisse qui faisait un décrochage lyonnais, pendant plus de 3 ans.
En 2000, quand Adrienne a pris sa retraite, Jean-Louis a repris les rênes du magasin en s’associant avec Nicolas, un client de la librairie, en plein changement de vie. L’affaire s’est conclue en quelques minutes ! Sorte de pari fou. Le magasin devient alors une librairie BD, avec un espace dédié à l'image, à l'affiche et aux dédicaces.
Façade de la librairie Expérience à Lyon - Nous sommes accueillies par un soleil resplendissant ! © Chez mon libraire
Depuis une dizaine d'années, c’est la même équipe de travail. Avant, il y avait les deux gérants, Nicolas et moi, et trois libraires salarié·es. Maintenant, nous sommes tous les quatre associé·es (Camille, Jonathan, Max et moi) dans un fonctionnement coopératif (même si on n’est pas en SCOP).
De la même manière que lorsque j’ai commencé à travailler chez Expérience - je me suis senti responsable du lieu que j’ai investi, je l'ouvrais, le fermais, le nettoyais, j’y faisais ce que je voulais - , l’équipe entière tenait déjà les rênes depuis 5 ou 6 ans avant qu’on s’associe. Ça m'a donc paru évident qu'on le fasse. Et puis ça va avec le nom : Jimi Hendrix, “Experience”, les hippies, tout ça ! On est sur terre pour 30 ans ou 40 ans de travail. Si en plus, on ne se retrouve pas dans son emploi, je ne vois pas l’intérêt ! Jonathan, Camille, Max et moi avons le même point de vue là-dessus. Si on n'aime pas parler aux gens, il ne faut pas faire ce métier, ne pas être dans le commerce d'ailleurs. Cette nouvelle équipe, ça roule !
Le nom de la librairie, Expérience, au-delà de l’expérience un peu folle de monter une librairie BD à l'époque, est un hommage au nom du premier album de Jimi Hendrix “Are You Experienced”. Adrienne a toujours beaucoup aimé la musique, et d’ailleurs il y a toujours eu un affect assez fort entre le rock et la BD. C'était logique de partager cet espace avec un disquaire. À cette époque, les disquaires étaient des commerces florissants.
Aujourd’hui, le disque est vraiment derrière nous, même si j'y pense parfois ! Mais ce n'est pas envisageable, ce sont deux métiers très différents. C'est toujours dans notre ADN l'envie de découvrir et de partager la musique, on en écoute énormément ici, ça suscite des discussions avec la clientèle, ce qui nous fait toujours très plaisir ! En fait, si j'avais les disques à côté de moi, je pourrais en vendre en même temps ! J'aime autant partager mon amour de la BD que mon amour de la musique.
La musique, toujours au cœur de la librairie Expérience © Photo 1 - Expérience / Photo 2 - Chez mon libraire
* Procédé d'impression à l'aide d'un écran constitué par un cadre sur lequel est tendu un tissu à mailles, permettant l'impression sur de multiples surfaces. (Larousse, 2023)
La maison d'édition indépendante Cornélius a pendant très longtemps sérigraphié les couvertures de ses albums. Quand elle a arrêté, l’énorme machine dormant dans leurs locaux a été proposée à Jean-Louis lors d’une rencontre à Angoulême, car il est connu pour son amour de l’image et de l’illustration ! Jean-Louis a tout de suite accepté sans avoir la moindre idée de la taille et du poids du “machin” ! Résultat, la machine dort pendant deux ans dans un garage, le temps de trouver un local. Ensuite, on a commencé en dilettante pour voir comment cela fonctionnait. À force de faire (de mal faire), d'apprendre, de travailler, de s'entourer de gens expérimenté·es, de plus en plus de projets sont arrivés au gré des rencontres avec des auteurs et autrices, des maisons d'édition, et des envies.
L'atelier de sérigraphie d'Expérience © Expérience
Comme c'était au début une activité en plus de la librairie, on a tout de suite partagé avec d’autres la machine et le local à des artistes, auteur·rices de BD, de livres jeunesse, artisan·es… Dans cet atelier de la rue Saint-Michel du 7ᵉ arrondissement, il y a une ambiance cosmopolite foisonnante. C'est suffisamment grand pour accueillir du public, montrer ce que l'on fait en sérigraphie, qui est une technique abstraite ! Qui sait qu'il faut une journée de travail pour faire une seule couleur ?
Je suis passionné par l’image, qui est vraiment la continuité de la bande dessinée. La 3D (objets dérivés : figurines, mug...), c'est une chose. Mais l'image ! Faire une belle sérigraphie d'une ambiance ou d'un·e auteur·rice, ou même d'un personnage qu'on aime bien, la retrouver chez soi, je trouve ça plutôt cool. L'affiche est un véritable domaine de création. La sérigraphie permet des techniques d'aplats qui ont un rendu absolument fabuleux.
Adrienne avait déjà dans son magasin des sérigraphies d'auteurs et d’autrices de BD. Quand j'étais client, j'étais fan, alors quand j’ai eu l’opportunité d’en faire et d’en vendre, j’ai foncé. Voilà comment on fonctionne ici : au gré des opportunités et des rencontres. La plupart des auteurs et autrices avec qui on a commencé à faire des sérigraphies (Alfred, Antoine Perrot, Pedrosa, Christophe Gaultier…) sont aujourd'hui des dessinateur·rices reconnu·es en bande dessinée, mais à l'époque, c'étaient leurs premières armes… et puis c'étaient les potes !
La salle des affiches et figurines à la librairie Expérience © Chez mon libraire
À l’occasion de la reprise d’Expérience par Nicolas et moi en 2000, nous avons fait une nocturne dans la librairie. C’était très joyeux, tout le monde échangeait sans se connaître. On a eu envie de retrouver cette ambiance et on a fait des nocturnes tous les troisièmes jeudis du mois. Venaient à ces soirées de petites maisons d'édition, comme La Comédie illustrée, Treize étrange, L'Atrabile…, avec un ou une de leurs auteurs et autrices. Souvent ces maisons d'édition en profitaient pour donner rendez-vous à des auteur·rices de Lyon.
Ça nous a donné l’idée d’organiser des temps de rencontres en invitant les maisons d’édition et les auteur·rices. On s'est alors aperçu qu'il y avait énormément de jeunes auteurs et autrices qui avaient du talent ! Que ça aboutisse ou non en contrat, à ce moment-là peu importe, mais il y avait des rencontres.
À force, on a édité notre premier album “Projet Bermuda”. “Projet Bermuda” parce que “histoire courte”. On en demandait aux auteurs et autrices, aux ami·es qui passaient. Celles et ceux les plus confirmé·es ont utilisé le Projet Bermuda comme un laboratoire pour essayer de nouvelles techniques. C'était sans enjeu. Il n'y avait pas de rémunération pour les auteurs et autrices, tout a été financé à compte de librairie, mais tous et toutes étaient invité·es durant le week-end de lancement. La clientèle pouvait se faire dédicacer un album, et un service de presse du Projet Bermuda était envoyé à toutes les maisons d'édition françaises, des plus grandes aux plus petites, afin qu'elles aient leur propre exemplaire. À chaque histoire, il y avait les coordonnées de l'auteur·rice pour permettre à une maison d’édition intéressée de le ou la contacter rapidement. Au début, on publiait un Projet Bermuda tous les deux ans, mais avec la masse de projets qui arrivait, on est passé à un an. Le projet a continué sous d’autres formes et vit maintenant sa vie via l’association Expé Editions.
Quelques traces des Nocturnes sur les murs d'Expérience © Chez mon libraire
Dès le départ, Adrienne a monté des expos et proposé des signatures. C'est vraiment l'ADN de la librairie de faire venir des auteurs et autrices. Pendant un temps, il y a eu ce programme : simples dédicaces les vendredis et les samedis, et tous les troisièmes jeudis du mois, Nocturne. C’était précurseur de proposer autre chose qu'une signature. On y a mis fin en 2017 : même si c’était une super idée, il fallait savoir se réinventer.
Aujourd’hui, les animations sont une vraie réflexion chez nous. Il y a une perte de vitesse sur la dédicace de bande dessinée : venir pour se faire signer sa BD ne suffit plus. Le public commence à changer, il y a une autre forme d'intérêt. Les auteurs et autrices ne veulent plus tout à fait la même chose non plus. On n'oblige pas à l'achat sur place. Si une personne vient avec sa collection complète et ne nous achète rien, ça nous va. On ne va pas forcer des lecteurs et lectrices à acheter un livre qu'ils ont déjà ! Donc parfois, on ne gagne pas du tout d'argent sur une signature. L'idée, c'est surtout de permettre la rencontre avec l'auteur·rice.
Il faut aussi creuser, essayer de voir ce qu'on a envie de faire en équipe, ce qui va plaire à la clientèle et ce qui va séduire les auteurs et autrices, les maisons d'édition, ne pas tout le temps proposer la même chose… Il y a d’ailleurs une nouvelle génération d’auteurs et d’autrices qui ne font plus du tout de dédicaces.
La première salle de la librairie Expérience : BD, comics, romans graphiques... et bien d'autres choses ! © Chez mon libraire
Nous sommes sur Angoulême tous les ans en tant que libraire et, depuis trois ans, on a un stand pour vendre nos sérigraphies. Parce qu’on aime être sur des festivals littéraires généralistes, la librairie est présente sur la Fête du livre de Bron depuis une quinzaine d'années et sur Quais du Polar. On a participé à beaucoup de festivals : les Oniriques de Meyzieu, Lyon BD, BDécines, dont on a participé à la création, La Bulle d'Or, qui a aussi été monté avec Adrienne.
Ce qui est symptomatique de notre ère (celle des réseaux sociaux entre autres), c'est que les gens ont envie de se regrouper. Une envie de partager sans forcément consommer. Il faut garder cette envie de faire se rencontrer des personnes avec un·e auteur·rice (le principe d’une dédicace), mais aussi les personnes entre elles. C’est ça qui se passe sur les festivals, on partage quand on est dans les mêmes salles, ça fait sens.
Expérience, une librairie au cœur de la place Bellecour à Lyon © Chez mon libraire
On fait partie des plus vieilles librairies de BD toujours en activité, et la plus vieille à Lyon. On a la chance d'avoir un magasin dont le nom est connu dans le monde de l'édition et auprès des gens qui aiment la BD. Bien sûr, certaines personnes découvrent le magasin toutes les semaines, mais on est quand même assez bien installé·es. On a des personnes fidèles depuis 50 ans, qui quand elles passent la porte parlent toujours d'Adrienne avec émotion. Beaucoup viennent depuis leur enfance. Certain·es n'habitent plus à Lyon et reviennent parfois pour montrer la librairie à leurs enfants.
Notre local, c’est aussi son plafond dessiné, qui est unique ! Pour moi, ça n'existe nulle part ailleurs. C'est juste improbable ! Depuis l'ouverture, les gens qui viennent en dédicace signent le mur. Ici, il y a Charb, Fred, Moebius, des gens qui ont disparu aujourd'hui. C'est une mémoire. J'espère que ça durera encore après ma mort.
Des touristes (en nombre vers la place Bellecour) viennent pour voir les murs. Quand certain·es descendent les marches, il peut y avoir des réactions incroyables car c’est du jamais vu. Ça devient comme une chapelle Sixtine, un monde dessiné.
La salle mangas et figurines à Expérience © Chez mon libraire
Pour attirer davantage de jeunes, il nous a effleuré l'esprit d’ouvrir une librairie manga. Nous avons d’ailleurs eu des opportunités pour ça… mais nous préférons tout proposer dans un seul magasin - manga, jeunesse, indépendant, mainstream - pour pouvoir faire des passerelles. Beaucoup de jeunes commencent à lire avec le manga aujourd'hui. En allant dans un magasin de manga, ces jeunes restent dans ce qu’ils ou elles connaissent. Chez Expérience, il faut d’abord traverser une salle pour aller au rayon manga ; on voit forcément autre chose.
On essaye beaucoup de décloisonner les genres. De la même manière qu'on a intéressé notre clientèle qui ne lisait pas du tout de manga ou de comics à ces genres, on peut faire l'inverse. Alors c’est certain, nous n’avons pas la place de tout mettre, mais est-ce bien nécessaire ? Il sort 5 000 BD par an : on ne pourra pas toutes les mettre en avant.
Adrienne dessinée p.95 de l'album "120 rue de la gare" (Tardi, Casterman)
Expérience est une belle enseigne, elle a une histoire, un passé. C’est ce qu’on va montrer lors d'une exposition cet automne qui retrace le parcours d'Adrienne et de la librairie. On a décidé de lui rendre hommage parce que c'est quand même une des premières femmes patronne d'un magasin. À l'époque, elles n'étaient pas nombreuses. Elle a aussi créé une ambiance, une envie, quelque chose de singulier. Ici, il y a de la musique, les gens échangent et c'est important.
L’exposition va être de mi-octobre à fin novembre à la Comédie Odéon. Originaux, dessins, dédicaces, photos… Ce sera une sorte de grande rétrospective sur le magasin. Le vernissage aura lieu le 20 octobre. Fin novembre sera diffusé au cinéma le Comedia un documentaire réalisé quelques mois avant la mort d'Adrienne, un face caméra d'une demi-heure durant laquelle on lui pose des questions. Adrienne raconte, dans sa maison de retraite, l'histoire de la librairie. C'est très émouvant. Même si on ne connait pas Adrienne, la façon dont cette petite mamie parle du monde de la BD est touchante, incroyable. Cette diffusion sera suivie d'un blind test animé par Stéphane, l’ancien disquaire, qui fait toujours partie de la famille Expérience !
Le blind test se fera par équipe de 4 et des prix seront à gagner. Elles devront répondre à des questions un peu irrévérencieuses, un peu folles, à l'image de Stéphane. Ce sera donc une animation pour les adultes.
La fine équipe d'Expérience (de gauche à droite, Jean-Louis, Colin, Camille et Jonathan) © Chez mon libraire
Il y a peu de magasins qui peuvent se dire “ça fait 50 ans” ; même si pour Camille et moi, et même Jean-Louis, ça ne fait pas 50 ans qu'on est là (douze ans pour moi, dix pour Camille). C'est quand même un demi-siècle d'histoire !
Dans le monde de la BD, il n'y a pas eu des milliards de révolutions. Donc la librairie a vécu toutes les révolutions de la BD de ces 50 dernières années.
Pour moi ici, c'est aussi la librairie à laquelle je venais quand j'étais gamin. Ado, j’y passais mes samedis après-midi, comme beaucoup, à glander dans les rayons, à discuter avec les libraires… Aujourd'hui faire partie de “la famille Expé” c'est un “truc” fort. Depuis douze ans, je fais partie de l'aventure, je mesure la chance que j'ai. Je vais au boulot le matin, je suis heureux d'être là. On verra si cela dure encore 50 ans…! Après tout, peut-être aura-t-on les pieds dans l'eau dans 50 ans, et que le Le Rhône et la Saône ne formeront plus qu'un seul et même fleuve ? (rires)
Envie de découvrir des recommandations BD, comics, mangas, romans graphiques d'Expérience ? ça se passe par ici.
Propos recueillis par Chez Mon Libraire – Août 2023
