Portrait du libraire Alain Bélier

Portrait réalisé le 01/04/2021

Portrait d'Alain - Librairie Lucioles

Sur la place Charles de Gaulle à Vienne, qu'on rejoint par des ruelles pavées, s'élève le temple magnifique d'Auguste et de Livie, un édifice romain construit au Ier siècle. Juste en face, une vitrine et son nom qui s'étire sur le store. Les voilà les lucioles qui s'allument peu après l'aube. Si vous poussez la porte, vous trouverez à droite, la caisse et le rayon sciences humaines, à gauche les beaux-arts, puis dans la longueur, la littérature, la poésie ; au fond, les polars, la BD et la SF (c'est ici que vous croiserez certainement Renaud Junillon, l'un des patrons). Puis au fil de votre déambulation, l’immense rayon jeunesse, et les cartonnés à hauteur d’enfants.

Nous rencontrons Alain Bélier, l'un des deux associé de la librairie.

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Lucioles

location_on 13 place Charles de Gaulle - 38200 Vienne

phone 04 74 85 53 08

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Rencontre avec Alain Bélier

Dites-nous en quelques mots quelle est l'histoire de cette librairie ?

La librairie Lucioles a été créée en 1976 par Michel Bazin. Au départ, elle faisait 30 m2, puis, après différents déménagements et travaux, elle en fait aujourd’hui plus de 200. Elle aurait été l'une des premières librairies à organiser des rencontres avec les auteurs. C’était très important pour Michel qui était très proche de nombreuses maisons d’éditions, notamment d’Actes sud qui a été créée deux ans après Lucioles.

Dans quel contexte avez-vous repris la librairie il y a 10 ans, avec Renaud ?

Lorsque nous avons repris, Renaud travaillait à Lucioles depuis 10 ans après avoir eu un DEA de sociolinguistique. Il était responsable du rayon BD, SF, polars (c’est toujours le cas) et depuis quelques années, il était le bras droit de Michel Bazin. Moi, j’avais mon entreprise spécialisée dans les conteneurs à déchets, et avant, j'avais été presque 15 ans directeur commercial d’une entreprise spécialisée dans les produits pour les collectivités, à vocation environnementale.

Devanture de la librairie Lucioles (Vienne)

À Lucioles, j’étais client. J’y avais mes habitudes. Le samedi matin, je laissais ma famille endormie pour partir faire le marché, puis j’allais à Lucioles acheter plusieurs bouquins, et je commençais les premières pages en terrasse juste à côté. Je rentrais à la maison avec le déjeuner et plein de livres dans mon panier.

Vous avez toujours été un grand lecteur ?

J’ai toujours beaucoup lu. Quand j’étais enfant, mon père travaillait à Rhône-Poulenc ; il avait donc accès à la bibliothèque de l’entreprise, et chaque jeudi, il rentrait avec un sac de livres et de BD que je dévorais. Plus tard, mon poste de directeur commercial m’a amené à me déplacer toutes les semaines. Il y avait toujours des livres dans ma valise. Lorsque j’arrivais dans une ville, je visitais deux endroits : les cathédrales et les librairies.

Pourquoi Lucioles plutôt qu’une autre ?

La première fois que j’ai passé la porte de Lucioles, Michel Bazin m’a mis dans les mains Le maître et Marguerite de Boulgakov. J’ai pris une baffe. La deuxième fois, il m’a proposé L’Oratorio de Noël de Tunstrom, seconde baffe. Puis Kafka sur le rivage de Murakami. Après trois conseils qui ont visé juste, j’ai continué à passer cette porte et à faire des découvertes littéraires exceptionnelles. J’ai rencontré les libraires. François, qui a repris depuis la librairie des Cordeliers à Romans m’a beaucoup conseillé. Avec Renaud, je parlais beaucoup de musique, puisque nous avons cette passion en commun.

Je suis vite devenu un client habitué. Si bien qu’un jour, Michel m’a proposé d’entrer au prix Lucioles. J’étais très honoré. C’était une respiration pour moi dont la vie professionnelle s’essoufflait. Je me suis retrouvé avec des professeurs de philo, de lettres, c’était à la fois impressionnant et grisant. J’avais déjà été jury de prix (le prix du livre Inter, le Prix poche pendant trois ans…) et afin d'augmenter ma capacité de lecture, j'avais pris l’habitude me réveiller à 6h tous les matins, pour lire 1 h 30 avant de partir travailler.

Qu'est ce que le Prix Lucioles ?

En 1990, l’équipe de la librairie découvre la saga de Youza de Youozas Baltouchis, et ce livre suscite un véritable engouement auprès des clients. Le prix Lucioles est né. Ce sont les lecteurs qui s’en emparent et proposent de faire perdurer le projet. Depuis, Nancy Huston, Russel Banks, Cormac McCarthy, Carole Martinez et beaucoup d’autres se sont succédé… De nouveaux prix ont été créés depuis : le prix des lecteurs, le prix BD, le prix jeunesse…

Comment Renaud et vous êtes devenus associés ?

Tout est parti d’une blague. Michel souhaitait passer le relais. François partait reprendre la librairie des cordeliers à Romans. J’ai donc naturellement dit à Renaud : Il faut que tu reprennes ! Mais tout seul, ça semblait une montagne. Donc sur le ton de la plaisanterie, je lui dis : « alors reprenons ensemble ! » Renaud connaissait les rouages du métier du livre, moi ceux de l’entreprise, nous avions donc des profils très complémentaires. Après de nombreuses étapes, après des heures de calculs, d’échanges, après que la librairie Blanchard a fermé et que la perspective de récupérer une partie du marché scolaire apparaisse, nous avons pu reprendre les rênes de Lucioles.

Quels changements avez-vous instaurés à la reprise ?

Nous n’avons pas prolongé deux CDD qui se terminaient et sommes ainsi passés de 11 à 9 salariés. Aujourd’hui, nous avons une apprentie en plus. Nous avons également intégré le scolaire, analysé la gestion d'entreprise et optimisé la répartition des tâches et des missions. Nous venions après l'illustre Michel Bazin, la succession était un vrai beau challenge qu'il fallait relever.

L’idée n’était pas de révolutionner la librairie, c’était déjà un lieu emblématique de la ville, mais plutôt de renforcer son ancrage sur le territoire, avec les clients, et de proposer de nouvelles entrées au livre.

Lesquelles par exemple ?

Nous participons à de nombreux festivals tels que Bron, Quais du Polar, America, Jazz à Vienne, Sang d’encre, mais nous sommes aussi présents lors de spectacles de théâtre, de concerts, d’expositions. Nous avons même créé notre propre festival de BD. Toutes les rencontres que nous organisons tissent un maillage extraordinaire entre les acteurs du territoire, les lecteurs, les auteurs, et surtout, ces liens perdurent après nous.

Pouvons-nous nous arrêter un instant sur votre festival de BD ?

« Vendanges graphiques » est née d’une incroyable rencontre. En 2011, Etienne Davodeau sort Les ignorants, destin croisé d’un viticulteur et d’un auteur de BD. Nous adorons ce livre et lui proposons donc de venir à la librairie pour en parler. Malheureusement, il ne fait pas de tournée en librairie. Nous avons donc l’idée de créer un événement spécial qui lui donnerait envie de venir à Vienne. Nous essayons de trouver un viticulteur proche de son personnage dans la BD, que nous rencontrons en la personne d’Yves Gangloff, un viticulteur très apprécié dans la région. Ça tombe bien, il adore la BD d’Etienne Davodeau. Nous proposons donc une journée de dégustation de vins, un mâchon, une soirée entre rencontre, dédicace et vin, une dégustation à la librairie, et le lancement d’une cuvée spéciale « Reprise Lucioles ». Ce fut un moment magique. Si bien que lorsque l’on a proposé à Davodeau de créer l’étiquette de la cuvée, il a accepté, et nous avons vendu 600 bouteilles en une semaine ! Le combo vin-BD semblait plaire à nos clients (qui étaient plus d’une centaine ce soir-là), alors au cours de la soirée, nous lançons l’idée de créer un festival en associant ces deux entités. Nous créons une association avec les membres du jury « prix BD Lucioles », des comités, la ville de Condrieu accepte de mettre à notre disposition une salle, des moyens techniques… Et désormais tous les ans, nous recevons environ 25 auteurs de BD qui participent à des tables rondes, des ateliers, des battles de dessins... Nous accueillons entre 1200 et 1500 spectateurs, et proposons des dégustations de vins et produits locaux, et toujours la traditionnelle cuvée des Vendanges graphiques, dont l’un des auteurs invités dessine l’étiquette.

Images de la librairie Lucioles (Vienne) 

Quelle est la vocation d'un libraire selon vous ?

Faire découvrir des œuvres, être le passeur entre une œuvre et son public. Par exemple, en 2018, j’étais en vacances avec ma famille au Canada, et dans une toute petite librairie de Gaspésie, je tombe sur un livre de Joséphine Bacon. Joséphine est une poétesse innue originaire de Pessamit au Québec qui écrit à la fois en français et en innu-aimmun. Je me dis : les gens doivent absolument la découvrir. Quelques mois plus tard, aux Rencontres nationales de la librairie de La Rochelle, on me présente par hasard son éditeur, Rodney Saint-Eloi (Ed. Mémoires d'encrier). L’été suivant, après de nombreux échanges, trois poètes innus (dont Joséphine) sont venus lire des textes à Vienne devant un public de 2 000 spectateurs. C’était magique.

Cette année, nous fêterons les 40 ans de la Loi Lang qui a instauré le Prix unique du livre. Avant d’être libraire, saviez-vous qu’un livre a le même prix partout ?

Pendant plusieurs années, j’ai fait partie des 82 % des Français qui l’ignorent. J’allais acheter mes livres chez Gibert même les neufs, pensant que c’était moins cher qu’ailleurs.

Plus tard, j’ai compris que les librairies indépendantes offrent tellement plus. Mais je n’allais pas pour autant assister aux rencontres. J’étais si convaincu que tout passait par le livre et je ne comprenais pas ce qu’une rencontre pouvait m’apporter de plus. C’est grâce à Michel Bazin que j’ai découvert la richesse de ces échanges. Depuis, je n’ai de cesse avec Renaud et notre équipe d’essayer de créer, au-delà des murs, ces interstices, ces frottements lumineux entre une œuvre, un auteur et le public. Le livre a vraiment vocation à être visible, à sortir, à être entendu, accompagné par la musique… Le livre doit être partout.

Dans les tiroirs, des projets qui fourmillent, des idées qui dansent, encore bien des rencontres à faire... Nul doute que lorsque la crise sanitaire s’apaisera, les lucioles recommenceront à illuminer des lieux où on ne les attendait pas.


Propos recueillis par Chez mon libraire - mars 2021

Librairie Lucioles
Créée en 1976, reprise en 2011
Surface de la librairie : 250 m2